« Prisonnier (par la volonté de Dieu) du corps d'un écrivain fraîchement suicidé et chichement membré, moi, Lucifer, Ange Déchu, Porteur de Lumière, Prince des Ténèbres, de l'Enfer et de ce Monde, Seigneur des Mouches, Père du Mensonge, Suprême Apostat, Tentateur, Antique Serpent, Séducteur, Accusateur, Tourmenteur, Blasphémateur et, sans contestation possible, Meilleur Coup de l'Univers Visible et Invisible (demandez donc à Ève, cette petite garce), j'ai décidé – ta-daaah ! – de tout dire.
Tout ? Presque. Le funk. Le swing. Le boogie. Le rock…
C'est moi qui ai inventé le rock. Si vous saviez tout ce que j'ai inventé : la sodomie, bien sûr, la fumette, l'astrologie, l'argent... Bon, on va gagner du temps : tout, absolument tout ce qui vous empêche de penser à Dieu. C'est-à-dire à peu près tout ce qui existe. »
Moi, Lucifer est un hilarant portrait du diable, sous forme de confession pour le moins très intime…
Review
Cette histoire est une chouette surprise, mais un peu décevante sur la fin.
Comme le titre l'indique, elle nous raconte donc la vie de Lucifer, d'une façon autobiographique assez intéressante. En effet, il possède temporairement le corps d'un écrivain raté, Declan Gunn, et utilise le talent de cet auteur pour nous raconter, sans intermédiaire, sa vision de la Bible. On a donc droit à des passages assez ironiquement drôles, comme la création, Adam et Eve, ou franchement comiques (sa remarque à Jésus juste avant la crucifixion m'a vraiment bien fait rire). On a également droit à des scènes moins drôles, voire franchement pénibles. Je pense par exemple à un procès en sorcellerie qui m'a paru à la limite du soutenable.
Si il n'y avait que ça, ce serait en réalité assez pénible. Heureusement, cette histoire n'est racontée que pour illustrer les aventures actuelles de Declan/Lucifer. En effet, en plus de nous raconter la bible, ce dernier tente de monter un film digne de figurer au panthéon des films irréalisables : l'histoire de la chute de Lucifer. Ca nous plonge évidement dans le milieu du cinéma, de ses réalisateurs, producteurs, et autres agents divers, tous plus pathétiques les uns que les autres.
Bon, et en bonus, parce que deux récits parallèles, ça n'est pas assez, la vie du "vrai" Declan infuse également l'âme de Lucifer pour le pousser dans directions parfois inattendues, tandis que ce même Lucifer ets absolument fasciné par la richesse de notre environnement, une richesse à laquelle il n'a pas accès sans incarnation matérielle.
En fait, ça n'a l'air de rien, mais c'est ce dernier aspect du roman qui a le plus grand impact sur la lecture. En effet, Lucifer est volontiers lyrique, et se laisse aller sans problème aux digressions les plus improbables, ce qui fait qu'une scène de création littéraire se retrouve coupée par la contemplation d'un coucher de soleil, tandis que le jugement de la sorcière prend un poids démesuré à cause justement de la richesse des détails matériels : les odeurs, les sons, sans même parler des textures, tout cela est détaillé avec un luxe, voire même une luxure, qui se révèle nécessaire pour accéder au niveau supérieur de lecture.
Parce qu'évidement, il y a un autre niveau, au-dela de tout ce bazar. Un autre niveau qui est une critique absolument stupéfiante de force dans sa critique du système religieux chrétien dans son ensemble.
Je m'explique. Ce livre, qui donne pour une fois la parole à l'ennemi de Dieu, nous montre bien que, de son point de vue, ça n'est pas lui le méchant, il ne cherche pas tant notre chute que ça. Non. L'ordure, la vraie, c'est celle qui permet tout ça, en sachant qui plus est tout ce qui va découler de ses décisions. Evidement, parfois, Lucifer pousse les mortels vers le bas, parce que c'est son rôle dans la création. Mais l'a-t-il vraiment choisi, ou a-t-il, comme Eve, comme nous tous, été manipulé par le père éternel ?
Voilà le second niveau de lecture. Et je dois dire que celui-là m'a fait un plaisir fou, tout en étant d'ailleurs auto-critique : il y a à un moment un passage ou Lucifer explique clairement qu'il est, dans notre tête, la voix qui dit "ben ouais, c'est comme ça, tu croyais quoi". Et tout ce texte n'est rien d'autre que la matérialisation de ce concept : tu croyais que Dieu n'était qu'amour ? Pauvre idiot. Voilà le coeur même de la tentation. C'est sacrément bien fait, tant conceptuellement que techniquement.
Du coup, vous vous demandez quel défaut peut avoir un tel récit ...
Eh bien c'est simple : la fin.
Parce que le concept est parfait, mais ne peut absolument pas supporter de conclusion satisfaisante.
Rappelons le concept pour ceux qui n'ont pas lu le bouquin (oui, c'est un spoiler) : Dieu offre à Lucifer la rédemption sous forme humaine, si il accepte de mener toute une vie dans le corps d'un humain. Lucifer, lui, veut bien essayer trente jours. Et il se rend évidement compte pendant ces trente jours que la vie d'humain a de bons côtés. Du coup, le dilemne est : que faire à la fin de la période d'essai ?
Aucun des deux choix ne rendra pleinement justice à la duplicité de celui qui est le malin.
Du coup, forcément, la conclusion de ce roman ne peut qu'être décevante. Et elle l'est : à partir du moment où Lucifer rencontre Raphaël, le récit se délite irrémédiablement. Et c'est triste.
Mon conseil serait donc : lisez-le si vous supportez une fin décevante, parce que le reste du roman est absolument génial et ... j'ose le dire ... jubilatoire. En revanche, si vous aimez les chutes bien travaillées, ne le lisez pas. Sachez toutefois que, pour ma part, j'ai beaucoup aimé.