Vous connaissez cette phrase ? Vous l'avez sans doute déjà entendue, parce que c'est un slogan de campagne qui a eu un certain succès. Mais pourquoi je mentionne ce slogan ? (on va venir doucement au coeur du sujet, installez-vous au coin du feu, et laissez-moi vous raconter cette fable)

Parce que si l'homme est une créature de chair et de sang, l'entreprise est une créature de pouvoir et d'argent. Je ne sais pas si vous avez lu Sapiens (personnellement, je n'en ai lu que la version dessinée), mais l'auteur énonce à un moment une idée forte

Yuval Noah Harari - Sapiens

Toute coopération humaine à grande échelle – qu’il s’agisse d’un État moderne, d’une Église médiévale, d’une cité antique ou d’une tribu archaïque – s’enracine dans des mythes communs qui n’existent que dans l’imagination collective. […] Pourtant, aucune de ces choses n’existe hors des histoires que les gens inventent et se racontent les uns aux autres. Il n’y a pas de dieux dans l’univers, pas de nations, pas d’argent, pas de droits de l’homme, ni lois ni justice hors de l’imagination commune des êtres humains.

Autrement dit, l'entreprise est une fiction entretenue par le pouvoir de ceux qui la créent (pensez par exemple à Steve Jobs, Jean-Marie Messier, Carlos Ghosn) et elle existe grâce à la circulation de l'argent qui lui vient de ses clients pour subvenir à ses besoins (salaires, fournisseurs, actionnaires, achats divers, ...). La différence importante entre une entreprise et un corps réel est que, comme il s'agit d'une fiction, il est aisé de confondre les moyens et les fins. C'est-à-dire qu'il est facile de croire que l'objectif d'une entreprise est de gagner de l'argent. Gagner de l'argent est pour l'entreprise l'équivalent de se nourrir à satiété : avec suffisamment d'argent, l'entreprise peut payer tous ses besoins et envisager de s'étendre, tout comme suffisamment de nourriture permet à un humain de réfléchir à améliorer son mode de vie. Pourtant, bien peu d'humains considèrent que leur but dans la vie est de disposer de suffisamment de nourriture. Dans la France du XXIème siècle, en dehors des gens sous le seuil de pauvreté, se nourrir est rarement un but prioritaire. C'est ce qu'exprime la (désavouée) pyramide de Maslov. Une telle pyramide des besoins existe-t-elle pour les organisations ? (je ne trouve pas, ça ne veut pas dire que ça n'existe pas, ça veut plutôt dire que la terminologie doit être différente)

On voit bien, pourtant, qu'il existe des besoins d'entreprise au-delà de "survivre" (qui se traduit par "gagner assez de l'argent"). Je citerai par exemple le besoin de vision : savoir ce que fait ou veut faire une entreprise est un besoin crucial, ne serait-ce que pour que les salariés puissent s'aligner avec cette vision, pour être capable de produire de la valeur sans avoir besoin d'instructions explicites. Sauf que construire une vision, ça nécessite une chose : comprendre le métier de l'entreprise et être capable de prendre, dans ce métier, une position claire.

(et maintenant, c'est le moment qui fait mal)

Reprenons donc mon article sur la structure du marché informatique en France.

Et regardons, à la lumière de cet article, le top 250 des entreprises SYNTEC. Qu'est-ce qu'on y voit ? Une domination évidente en nombre et en chiffre d'affaire des ESN. Pourquoi dominent-elles à ce point ce classement ?

Parce qu'être éditeur nécessite une vision, dont sont souvent incapables les dirigeants de ces entreprises (je vais me fâcher fort avec mon chef, là, #NotAllESN toussa toussa). En effet, pour produire un logiciel et arbitrer les envies de ses clients, il faut nécessairement se positionner d'une manière bien plus complexe que ce que font les grosses ESN qui se contentent de répondre à tous les appels d'offre, parce qu'elles ont un besoin terrible de faire circuler l'argent en leur sein (autrement dit, leur taille les a rendues incapables d'agilité et d'évolution, comme dans agar.io). Et, comme une conséquence logique, leurs dirigeants ne sont plus des visionnaires, mais des gestionnaires. Des gens dont l'objectif unique, la vision, est simplement d'assurer la rentabilité attendue par les actionnaires. Et si ces entreprises sont incapables de travailler avec les petites et moyennes entreprises du monde de l'informatique, c'est sans doute à cause de ce fossé entre gestionnaire et visionnaire.

Et ce fossé, on le retrouve à un autre endroit qui fera grincer encore plus de dents.

Est-ce que vous vous souvenez du "I have a dream" de Martin Luther King ? Ou de JFK promettant un américain dans l'espace avant 1970 ? Ou de De Gaulle avec sa vision de la France libre ? J'imagine que vous me voyez venir avec mes gros sabots. Le monde politique lui aussi est devenu un monde de gestionnaire, pour des raisons un peu semblables au monde des chefs d'entreprise : il y a tellement de gens à qui rendre des comptes qu'avoir une vision y est un luxe impossible ... Enfin, c'est la théorie appliquée dans les écoles qui forment l'élite de la fonction publique en France (typiquement l'ENA).

La conséquence est logique : ministères et grandes entreprises se font confiance parce que ces lieux partagent une communauté de culture, communauté où l'innovation est considérée comme un jeu trop dangereux pour être joué. Je pourrais par exemple citer l'exemple historique de la voiture électrique, qui existe depuis 100 ans mais qui ne décolle que parce qu'un fou visionnaire s'y est lancé, ou celui de ces fleurons industriels des transports qui ont pour la plupart été mis sur une voie de garage, parce que si il y a bien un domaine où l'innovation est nécessaire - et risquée - c'est le monde du transport.

Au-delà de ces exemples, il me semble que le marché de l'informatique en France est un exemple trop parlant pour être ignorable. Citez donc une entreprise française d'informatique qui propose de l'innovation autre que de façade. Je vais juste me permettre de définir "innovation de façade". Pour moi, une innovation de façade c'est, par exemple, créer un réseau social quel qu'il soit : l'innovation ne sera pas technique, elle ne sera que dans l'usage. Et l'usage, surtout pour le grand public, c'est sans doute l'un des éléments sur lesquels il est le plus facile de créer une envie, et donc un marché. Au-delà de ces innovations de façade dont la french tech se gargarise, quelles entreprises informatiques françaises sont authentiquement innovantes ? Bien trop peu.

Parce que ces innovations se heurtent à des gestionnaires de tous ordres, pour lesquels l'innovation est un risque avant d'être une opportunité. Et parce que les gestionnaires confondent les moyens (le besoin de faire circuler l'argent dans l'entreprise) et les fins (avoir une vision qui permette à l'entreprise de continuer à faire circuler l'argent après la prochaine révolution technologique).