Kirinyaga est le nom que portait le mont Kenya à l'époque où y siégeait encore Ngai, le dieu des Kikuyu. C'est aussi, en ce début du XXIIe siècle, l'une des colonies utopiques qui se sont créées sur des planétoïdes terraformés dépendant de l'Administration.
Pour Koriba, son fondateur – un intellectuel d'origine Kikuyu qui ne se reconnaît plus dans un Kenya profondément occidentalisé -, il s'agit d'y faire revivre les traditions ancestrales de son peuple, en refusant coûte que coûte tout ce qui pourrait menacer la permanence de cette utopie africaine. Mais l'existence de Kirinyaga, fondée sur des valeurs du passé, est-elle viable, dans ce monde de progrès en constante évolution ?

Les nouvelles composant Kirinyaga ont été récompensées à dix reprises par les prix les plus prestigieux du genre (prix Hugo 89 et 91).

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Review

Kirinyaga raconte donc, du point de vue de Koriba, le shaman ou plutôt mundumungu du village, la vie d’une utopie africaine sur un planétoïde placé, apparement, dans le système solaire. L’histoire est racontée avec un talent consomé, et il n’est pas une ligne du récit qui ne semble soigneusement pensé pour faire réfléchir le lecteur. Du début à la fin, on est emporté par Mike Resnick, écrivain amoureux de l’Afrique, qui compose ici un livre beau, puissant, mais terriblement triste.
L’avantage de ce roman, c’est qu’il pousse le lecteur à s’interroger sur la raison d’existence des coutumes, qu’elles soient africaines, comme c’est le cas dans cette histoire, ou française, européenne, ou n’importe quoi d’autre. Quelle importance ont pour une société ces coutumes ? Qu’est-ce qui les rend si indispensables à Koriba, pour qu’il impose à tout son peuple cette stagnation inique ? C’est là l’une des vraies forces du roman. Loin de prendre parti pour un héros, pour un sauveur, Resnick nous fait suivre les pas d’un homme qui a choisi de créer cette utopie, qui la fait vivre et la porte, du moins de ce que l’on en voit. Pourtant, cet homme est très loin d’être parfait. Comme je le disais plus haut, il préfère la conservation des coutumes Kikuyu à toute autre attitude, le poussant à faire tuer les enfants nés par le siège, car les Kikuyus ont toujours fait ainsi, et globalement, à rejeter tout ce qui n’est pas authentique selon lui. C’est là la plus grave de ses erreurs, et on en suit les conséquences, de plus en plus graves dans tout le déroulement de l’histoire.
Et c’est là que réside un formidable message d’espoir. En effet, loin de se laisser manipuler, la société Kikuyu toute entière, par le biais des enfants, réputés les plus faibles, va se rebeller contre cette stagnation, qui ne peut pas être une utopie, et Koriba finira par se faire chasser, se croyant, assez faussement, selon moi, le dernier des Kikuyus. Le grand jeu dans ce roman, c’est de bien saisir la limite entre l’utopie et la dystopie, qui est ici particulièrement étroite. En effet, cette société se fonde exclusivement sur l’interprétation des traditions que fait Koriba. Et on ne peut pas dire qu’il sorte grandi de cette étude. Combien de personnes sont ainsi sacrifiées sur l’autel de cette utopie folle, ou les vieux sont livrés aux hyènes, pour abréger leurs souffrances, et où les jeunes sont pourchassés lorsqu’ils comprennent que ce monde ne peut leur offrir que la stagnation ? Et toute la force de Resnick est dans ce constat, amer mais juste, qu’une utopie ne dure qu’un temps, celui de ses créateurs.
Je ne l’ai peut-être pas assez dit, mais ce roman est tout à fait fabuleux, et peut à mon goût remplacer n’importe quel autre livre dans votre top 1. Récompensé dix fois par la critique (car publié par morceaux), il s’agit à mon goût du meilleur roman de sf possible, car intelligent, et surtout très émouvant, dans le bon sens du terme (par exemple Toucher le ciel, la meilleure nouvelle à mon goût).