Au tréfonds du ciel raconte les expéditions rivales, puis conjointes, de deux civilisations spatiales vers une étrange étoile, dont le soleil s’allume et se réteind tout les deux cents ans exactement. Bien sûr, il y aura la guerre, la désolation et la mort, mais il y aura aussi la découverte d’une civilisation extra-terrestre dont les individus se rapprochent pas mal des araignées.
Mais tout ça, on le découvre très rapidement et ce n’est pas là le sel de l’histoire. Le sel de ce roman, c’est la manière magistrale qu’a
Vernor Vinge de nous montrer un monde étrange sous des yeux familiers. Ce monde étrange, ce n’est pas seulement celui de ces araignées que celui de ces humains futuristes qui vivent en permanence en apesanteur et ont des conceptions de la vie, de l’univers et du reste parfois assez étrange. Il est évidement bien aidé par la confrontation entre deux cultures aussi opposées que peuvent l’être le Qeng Ho et l’émergence : l’émergence, et ses castes : des subrécargues aux focalisés, chacun à un rôle dans une espèce de glorieuse machine militaire, dont l’efficacité vient, assez évidement, de son secret le mieux gardé, la focalisation. Le Qeng Ho, quant à lui, est une espèce de culture commerciale ultra-libérale à l’échelle galactique, dont l’idée de base ressemble un peu aux caravanes marchandes des romans de méd-fan. Pourtant tout cela est magnifié par des limitations techniques : comme il n’existe pas de propulsion "plus vite que la lumière" dans cet univers, franchir les distances immenses qui séparent les deux extrémités de l’espace humain peut prendre des siècles entiers, ce qui garantit d’arriver sur une planète vierge, alors même que le vaisseau marchand a reçu une demande de négociation commerciale des anciens habitants. Il en découle une subtile forme de poésie, je trouve, où le Qeng Ho parcourt en tout sens l’espace humain, s’arrêtant pour vendre de tout et acheter de tout sur chaque planète de sa route, peuplée au début du roman d’humains. Au début du roman, car l’une des grandes forces de ce roman est de faire se confronter, ou se rencontrer, ces trois cultures : les humains du Qeng Ho (les gentils), les émergents (eux aussi humains, mais nettement moins gentils) et les araignées de MarcheArrêt (araignées, quoi).
Ces rencontres se passent plus ou moins bien : les humains se rencontrent en se faisant un peu la guerre, et ils rencontrent les araignées en les espionnant, et en les croyant vraiment faibles. Et il y a dans cette culture des araignées des choses épatantes et merveilleuses, et surtout un talent rare de crédibilité de la part de
Vernor Vinge. En effet, dans de nombreux passages, le lecteur ne peut que se lasser aller à se dire qu’il humanise des créatures foncièrement différentes, avant de se rendre compte avec stupeur que l’auteur a prévu ce point de vue et réussit à s’en défendre en faisant passer son récit sur les araignées comme l’histoire que l’un des humains écrit de celles-ci. Même avec cette humanisation, on perçoit quand même des différences fabuleuses : outre le fait que ces créatures disposent de dix mains sans doigts, leur culture est étrange. Du fait de leur existence à proximité d’un soleil clignotant, leur organisme est habitué à hiberner dans un froid sidéral, et leur vie est rythmée par ce soleil, ce qui fait des enfants nés à la mauvaise période des monstres. Ce qui est également fascinant, c’est le côté un peu Civilization que peut avoir leur progrès technologique : elles découvrent les centrales nucléaires au bon moment, et se lancent aussitôt dans une espèce de guerre tiède, alors qu’au même moment commencent à fleurir les satellites. Et puis il y a dans ce roman un grand moment de technologie spatiale. On en parlait avec Yann, Jean-François et Stormbringer au dernier mercredi de la sf, le cyberpunk est en train, peu à peu d’être intégré dans tous les types de romans sf. Et celui-ci en est un excellent exemple.
Tous les humains utilisent la réalité virtuelle et ses illusions consensuelles, une bonne part des actions de sabotages se font par le biais de piratages informatiques, et l’un des métiers les plus renommés de la flotte Qeng Ho est celui de programmeur archéologue, ce qui a quand même un certain style. Enfin, tous ces détails de background sont assez secondaires, car il y a quand même dans ce roman un récit, au demeurant fort complexe. Il met en oeuvre une ancienne légende Qeng Ho, un futur administrateur, les dirigeants émergeants, beaucoup de ruse, quelques coups du lapin dans le chapeau assez bien sortis, mais ne reste après tout qu’une machination assez classique. Ce qui l’est moins (attention gros spoiler sur les cent dernières pages), c’est la découverte, à la toute fin du roman, que les araignées n’ignoraient rien de cet espionnage et réussissent, dans un brillant coup de génie du Léonard de Vinci local, à prendre le contrôle d’un vaisseau spatial pour éviter qu’il ne puisse mettre en oeuvre son plan diabolique. C’est d’ailleurs ma seule déception avec ce roman : en deux occasions bien précises,
Vernor Vinge peut se fendre de grandiloquentes scènes de batailles ou de destruction, avec en plus la possibilité de sauver le monde au vol. Et dans les deux cas, il pratique l’ellipse forcenée, et nous retrouvons tous les survivants tranquillement attablés. C’est déprimant.
A part ce défaut somme toute mineur, Au tréfonds du ciel est un roman majeur, une oeuvre qui mérite largement d’être lue au moins une fois. Pour ces aspects et d’autres dont je n’ai pas parlé, mais qui le méritent bien.